GOODBYE JERRY LEE LEWIS!
LE ROCK’N’ROLL PERD SON DERNIER REPRÉSENTANT.

Là, ça y est, le dernier géant du rock’n'roll est parti. Jerry Lee Lewis s’est éteint le 28 octobre 2022
à l’âge respectable de quatre vingt sept ans.

87 balais après avoir brûlé la chandelle par les deux bouts, c'est vraiment fort !

Mais évidemment, la nostalgie se pointe car il ne reste plus beaucoup de monde de la grande époque (à part la reine du rockabilly Wanda Jackson, et Dickie Harrell le batteur original de Gene Vincent). Mais qui aurait parié sur une telle longévité concernant le pianiste le plus sauvage de son époque?Au vu de l’existence qu’il a menée, il aurait dû mourir bien plus tôt. Apparemment, la rage et l’alcool conservent.

Ses excès et ses malheurs, tout le monde les connaît.

Le bourbon, les amphétamines, les accès de violence. Ses nombreux mariages ratés. Son union sulfureuse avec sa petite cousine de treize ans (qui a entraîné une chute de sa popularité en raison de ce mariage jugé scandaleux). La mort de deux de ses fils.

Ses crises de fureur. Ses dingueries irresponsables (il a blessé accidentellement son bassiste dans une chambre d’hôtel en tirant un coup de feu). Ses démêlés avec la justice (son arrestation pour avoir tenté de pénétrer dans la villa d’Elvis complètement bourré et sa condamnation pour fraude fiscale). Son mauvais caractère (il faisait souvent virer des journalistes en cours d’interview par un de ses gardes du corps quand une question ne lui plaisait pas).

Ses prestations aléatoires (il débarquait quelquefois sur scène relativement ivre ou bien il ne venait pas
du tout).

Et son regard ! Un regard de dément, halluciné et dangereux.

Mais que tout cela ne fasse pas oublier quel géant il était. Celui qui a su marier le boogie-woogie au rock’n’roll pour en faire un style inimitable. Son style ! Ce fameux « pumping piano » avec sa redoutable rythmique de la main gauche et ses glissades mémorables de la main droite.

Oui, Jerry Lee était dangereux. Dangereux pour la société et la jeunesse de l’époque qui s’était pris en pleine tronche la version infernale de « Whole lotta shakin’ goin’ on » et qui l’avait vu mettre le feu à son piano (juste histoire de mettre la pression à Chuck Berry qui devait passer après lui).

Dangereux parce qu’il était l’incarnation de la sauvagerie à l’état pur. D’ailleurs, Jerry Lee affirmait souvent
qu’il irait en enfer car il jouait la musique du diable.

Que les bien-pensants respirent. Le monstre est mort ! Mais qu’ils ne se réjouissent pas trop vite.

Il reste ses disques. Toujours efficaces pour bousculer le quotidien.

Pourtant, son décès refile quand même le cafard. La grande époque est bien finie et la magie est partie.
Le rock’n'roll appartient désormais au passé.

Que me reste-t-il comme souvenirs de Jerry Lee Lewis?

Pas grand-chose à part quelques disques et... un concert raté.

Cette anecdote illustre d’ailleurs parfaitement la réputation déplorable qui collait au légendaire pianiste.

Tout ça nous ramène en novembre 1989. J'avais pris mon billet pour le concert de Jerry Lee à la Halle Georges Carpentier. Je ne l’avais jamais vu sur scène et j’étais impatient de voir le Killer (surnom de Jerry Lee) en action. Malheureusement, les choses ne se sont pas passées comme prévu.

Je me pointe le soir du show par une température glaciale (je me souviens de plaques de neige sur les trottoirs). Le bâtiment est entouré de grilles et ressemble à un gymnase. Il y a déjà pas mal de monde, des rockers essentiellement. Dans la foule, un gars ressemblant à Elvis chante a cappella des titres du King pour faire passer le temps. Il récolte quelques applaudissements. Tout le monde attend sagement l'ouverture des grilles mais au bout de trois quarts d'heure d'attente en plein froid, je me rends compte que quelque chose cloche. L'heure d'ouverture des portes indiquée sur le billet est largement dépassée. Un quart d'heure de plus et un mec se pointe derrière les grilles sans les ouvrir (pas fou, le type). Il nous annonce que le concert est reporté car Jerry Lee est souffrant (il aurait chopé la grippe).

Le gars rassure tout le monde en certifiant que le show aura bien lieu dans une semaine jour pour jour. Bon, rien de très grave, ça peut arriver. La foule se disperse et chacun rentre chez soi.

Une semaine plus tard, c’est reparti. Je me retrouve une fois de plus devant les grilles et il y a déjà plus de monde que la dernière fois. Pas de neige mais il gèle toujours autant. Juste devant moi, trois mecs se réchauffent avec une bouteille de whisky. Un des types, un « rocky » un peu éméché (et même beaucoup d'ailleurs) se prend la tête avec un autre gars. Petite embrouille de rien du tout, surtout alimentée par l'alcool et qui fait sourire les gens autour quand le « rocky » bourré dit à son interlocuteur "T'as qu'à sortir dehors si t'es un homme!", phrase typique de western de quartier démontrant bien l'ébriété avancée de celui qui l'a prononcée parce que... on est déjà dehors!

Tout ça se calme rapidement mais ce petit entracte a détourné mon attention. Je reviens sur terre et m'aperçois qu'encore une fois, ça fait trois quarts d'heure qu'on patiente dans le froid. D'ailleurs, derrière moi, j'entends quelques voix inquiètes se demandant si on ne va pas avoir droit au même coup que la semaine dernière.

Un autre quart d'heure passe. Et allez! Une heure d'attente à se geler. Et puis, ô miracle, quelqu'un vient ouvrir les grilles. Tout le monde se dirige calmement vers l'entrée mais curieusement, il y a juste un type pour filtrer devant la porte ouverte. Il indique aux spectateurs les sièges correspondant à leur numéro de ticket. Eh oui, les places sont numérotées.

Quand je pénètre à l'intérieur, ma première impression se confirme : il s'agit réellement d'un gymnase. Une scène est dressée au fond, des chaises (en plastique avec des pieds en fer) sont installées dans la salle et des gradins amovibles sont adossés aux deux murs correspondant à la longueur de la salle. Selon mon numéro, je me retrouve tout en haut d'un gradin mais je m'en fous car je compte bien me précipiter en bas dès que les lumières s'éteindront (comme je l'avais fait à Johnny Cash quelques mois plus tôt).

Le seul problème c'est que les lumières ne s'éteignent pas. Cela fait bien trente minutes que la salle est remplie mais le concert ne débute pas. Encore une fois, on a largement dépassé l'heure.

On va encore avoir droit au même coup? Pourtant, des mecs s'agitent sur scène et vérifient le matériel. C'est donc qu'il va y avoir un show. Je constate quand même avec une certaine appréhension qu'entre l'attente devant les grilles et le remplissage de la salle, plus de deux heures se sont écoulées.

Encore une bonne vingtaine de minutes se passent. De loin, j'aperçois le « rocky » bourré qui se fait prendre à partie par un couple d'une cinquantaine d'années (évidemment, ce gros lourdaud s'est affalé sur un siège qui n'était pas le sien). Bon, sinon, ça commence quand?

Soudain, un type en costard (l'organisateur, apparemment) s'approche du micro et, en bafouillant légèrement, annonce que le concert va avoir du retard car à l'heure où il nous parle, Jerry Lee Lewis est à Londres en train d'attendre son avion pour Paris. Selon lui, le show débutera "dans deux petites heures" (ce sont ses propres paroles).

Ah, oui? Il est déjà 21h 30!

Il affirme que le concert aura bien lieu et qu'en attendant, les musiciens de Jerry Lee vont jouer pour nous faire patienter. Des concerts mal organisés, j'ai eu ma part, mais là, ça dépasse tout!

Très courageux, le type s'enfuit après avoir prononcé ces paroles fatidiques. En vitesse, les musiciens commencent à jouer, les lumières ne sont même pas éteintes. La musique est rapidement couverte par des hurlements de mécontentement, les gens se lèvent de leur siège. Quelques chaises volent. Des mecs restent assis, visiblement pour écouter la musique. D'autres se barrent dans le hall. Moi, je descends et je me dirige vers le hall également. Des petits groupes se sont rassemblés ici et là (par affinité ou par connaissance). Les discussions vont bon train. Certains affirment que le concert va être annulé, d'autres disent que Jerry Lee va quand même venir. Tout ce petit monde reste relativement calme.

Je fais quelques allers-retours entre le hall et la salle. Les musiciens ont l'air d'assurer et balancent des standards du rock. Je me dis que le guitariste se démerde bien et que sa tête me dit quelque chose.

Une demi-heure se passe encore et je retourne dans le hall.

Là, la situation a quelque peu changé. Au bout du hall, il y a un bureau aux parois de verre, suspendu à quatre ou cinq mètres du sol (comme dans les entrepôts) avec un escalier pour y accéder.

Un attroupement s'est formé au pied de l'escalier. En haut des marches, je reconnais l'organisateur, accompagné de deux videurs (oui, c'est tout ce qu'il y a comme service de sécurité). Il essaye d'expliquer aux mécontents que ce n'est pas de sa faute et que Jerry Lee va bien venir.

Les mecs l’écoutent d’un air méfiant mais se tiennent relativement tranquilles. Sauf un monsieur d'une cinquantaine d'années, pas vraiment un rocker, qui hausse le ton: "Vous nous avez déjà fait le coup la semaine dernière! Avouez qu'il n'y aura pas de concert! Remboursez les tickets!".

Ce monsieur a l'air de s'y connaître un peu en matière juridique. L'organisateur recommence ses bafouillages en certifiant que Jerry Lee Lewis va bien se produire ce soir.

Ce soir! Cette nuit, plutôt. Décidément, il se fout de la gueule du monde!

J'entends ses paroles stupides, je vois sa tronche de faux jeton, et ça m'énerve.

Les mecs en bas de l'escalier gueulent un peu mais ça reste raisonnable.

Et moi, ça m'énerve de plus en plus. Et quand c'est trop, c'est trop!

Alors j’explose et je lâche mon mécontentement en hurlant les seuls mots qui me viennent à l'esprit en regardant ce gros naze: "Enc**é! Fils de p***!"

Certes, ce n'est pas très poli mais très représentatif de cet organisateur véreux.

Et là, je ne prétends rien, je n'affirme rien, je n'invente rien, je ne me vante pas, je ne frime pas mais...
mais peut-être (et je dis bien "peut-être") que mon intervention aussi impétueuse qu'insultante a légèrement contribué à faire grimper la tension d'un cran. J’ai sans doute gueulé tout haut ce que tout le monde pensait tout bas.

Je ne crois pas que les mecs autour de moi m'aient regardé, concentrés qu’ils étaient sur cet organisateur foireux. Bien sûr, je n'y étais pour rien, je n'ai dit à personne de se masser devant l'escalier pour réclamer des explications. Mais quelque chose a changé dans l'atmosphère. Le ton monte, des insultes s'élèvent. "Salaud!", "Voleur!", "Escroc!", "On va te crever!". Soudain, des types gravissent les marches, le bas de l'escalier et la moitié du hall sont envahis par les mécontents. Très vite, le service de sécurité entoure l'organisateur (si on peut entourer quelqu'un à deux).

Je me souviendrai toujours de la tête d'un des deux videurs: un frisé à moustache, le regard paniqué, des gouttes de sueur s'écoulant sur son visage. Là, il n'est pas question de minets dans les boîtes de nuit du samedi soir, ni de beaufs dans les bals populaires ni même de hard rockers (dont certains jouaient les balaises et foutaient le bordel dans la salle mais se barraient dès qu'ils se prenaient une baffe par les musclés du KCP). Là, il s'agit de rockers et de bikers, de blousons noirs et de fans de rock’n'roll de vingt, trente ou quarante ans qui ne se laissent pas impressionner.

Là, les choses pourraient bien dégénérer!

Alors, le gros naze a un éclair de génie pour sauver sa peau! D'une voix bredouillante, il annonce que ceux qui veulent se faire rembourser leurs billets pourront le faire dès demain dans les points de vente où ils les ont achetés. Quelqu’un lance "Pourquoi pas tout de suite?". L'organisateur répond qu'il n'a pas assez de fric en caisse. Bon, ça paraît plausible.

Le dangereux attroupement se disperse. Pas mal de gens s'en vont, heureux de pouvoir récupérer leur pognon. Moi, je retourne cinq minutes dans la salle, le groupe joue toujours, le guitariste me dit toujours quelque chose. Et puis, je me casse.

Selon la légende, seuls les vrais sont restés. Moi, je n’ai jamais aimé qu’on me prenne pour un imbécile.
Alors, salut la compagnie ! Dès le lendemain, je suis allé me faire rembourser mon billet.

Quelques années plus tard, j’ai vu une cassette vidéo du concert dans un magasin de disques.

J’ai été surpris ! La date et le lieu du show correspondaient bien à cette soirée calamiteuse.
Comme je n’avais pas de thunes, j’ai laissé l’objet sur le présentoir.

Deux décennies après, j'ai découvert ce même concert sur internet avec des commentaires intéressants.

D'après la rumeur, Jerry Lee s'est pointé vers minuit, a joué trois quarts d'heure et s'est barré. Les spectateurs restants auraient obligés l'organisateur à leur rembourser leurs places. Il paraîtrait même qu'il aurait fait faillite suite à ce show catastrophique. Bien fait pour lui ! Si ça se trouve, il avait économisé sur le transport de Jerry Lee en lui faisant prendre un zinc au rabais (en raison de l’heure tardive de départ). Et à cause de lui, beaucoup de gens ont raté ce concert. J'ai vu que le dernier guitariste d'Elvis, James Burton, avait accompagné Jerry Lee ce soir là. J'ai donc loupé une belle affiche. J'ai aussi appris que le gratteux qui avait fait le show en attendant, c'était le guitariste de Jerry Lee, Kenny Lovelace. Bon, j'aurai quand même vu et entendu (surtout entendu) un guitariste de légende pendant trois quarts d'heure. Toujours ça de pris ! C’était aussi ça, le rock’n'roll !
Les galères et les ratages.

En 2006, Jerry Lee Lewis est venu à Paris à l'Olympia mais je n'y suis pas allé, trop défavorablement impressionné par le show discutable de Chuck Berry l'année d'avant.

Je le regrette maintenant car selon la rumeur, c'était excellent avec, en plus, Eddy Mitchell au balcon en spectateur comblé.

En conclusion, je resterai un rocker à la mie de pain. Un rocker du pauvre. Car au bout du compte, le Killer,
je ne l'ai jamais vu en concert. Une seule chose me console un peu. J’ai participé à une anecdote bien
rock’n'roll qui prouve qu’avec Mister Jerry Lee, on ne savait jamais à quoi s’attendre.

Et si on a toujours affirmé que Jerry Lee déclenchait une émeute quand il était sur scène, je peux témoigner qu'il en déclenchait également une quand il n'y était pas.

Jerry Lee Lewis appartient désormais à la légende. Il affirmait souvent qu’après sa mort, il serait condamné
à la damnation éternelle pour avoir joué la musique du diable. Mais si le paradis existe, il doit y être maintenant car pendant une bonne partie de sa vie, il a connu l’enfer.

Olivier Aubry

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